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Colonisation et action missionnaire, souvent
conflictuelles mais indissociables, se sont conjuguées, dans le dernier tiers
du xixe siècle, pour donner naissance à une communauté de Kabyles convertis au
catholicisme. L'existence de ces Kabyles chrétiens a longtemps été un phénomène
mal perçu sinon occulté dans un contexte passionné et houleux de
révolution algerienne et d'indépendance
nationale. Ce groupe d'hommes et de femmes,certes limité, [quelques milliers tout au plus dans les années 1920] est demeuré jusqu'à ces dernières années, un groupe
invisible, sans identité, innommable, perçu comme un avatar honteux d'une
colonisation haïe. Du côté français, leur présence est troublante sinon
déstabilisante. Leur existence s'inscrit, en effet, dans la [configuration des cas extrêmes, qui brouillent les
catégories coloniales si bien établies, en rendant les frontières culturelles
et symboliques] extensibles et poreuses à
souhait. Du côté algerien, l'incompréhension ou la distance condescendante envers les convertis marquent
clairement une position de réserve teintée de ressentiment. Dans les deux cas,
ce sont les sentiments d'indisposition et d'Inconvenance qui marquent les
perceptions des uns et des autres. Les Kabyles chrétiens renvoient, aussi bien
de la part des Algériens que Des Français, à des réalités de métissage ou
d'hybridation difficilement Tolérables dans un univers colonial soigneusement
cloisonné dans lequel tout dépassement de frontières est considéré, pour les
uns, comme un acte inconsidéré sinon fou et pour les autres comme un signe de
dégénérescence morale du projet colonial, et dans tous les cas comme un danger
majeur. Le projet de conversion des Kabyles est à l'initiative de Charles de
'Lavigerie1, évêque de
Nancy nommé à l'archevêché d'Alger en 1867. Son séjour à Rome, comme auditeur
de la Rote 2 l'introduit
dans les arcanes du pouvoir et de la diplomatie politique de haut niveau et
renforce sa formation et son expérience politiques. Sa nomination, à Alger, lui
laisse entrevoir la possibilité d'entreprendre un projet de conversion de
grande ampleur; celle du continent africain tout entier. Selon lui, l'Algérie
«n'est qu'une porte ouverte par la providence sur un continent barbare de deux
cents millions d'âmes et que c'était là surtout qu'il fallait porter l'œuvre de
l'apostolat catholique» 3.
Dès sa nomination, il s'intéresse à la Kabylie qui retient toute son attention
et mobilise une partie de son énergie. Sa position officielle ne lui permettant
pas d'agir directement sur le terrain, il fonde la Société des Missionnaires
d'Afrique, plus connue sous le nom de la Société des Pères Blancs4. Ces derniers n'étaient pourtant pas
les premiers religieux à s'installer en Kabylie. En effet, les missionnaires
jésuites avaient déjà investi le terrain, dès la fin des années 1840, pour y
implanter quelques postes mais sans réelle action concrète sur place. Ces
Jésuites étaient présents pour encadrer les garnisons militaires et les
quelques dizaines de civils qui s'étaient lancés dans l'aventure coloniale en
Kabylie. Lavigerie, dans son projet de christianiser la Kabylie,
instrumentalisa toute l'imagerie coloniale qui alimenta abondamment le mythe
kabyle de la deuxième moitié du XlXe siècle. Ce dernier accentuait
particulièrement l'origine supposée européenne des Kabyles [germanique ou celte voire romaine] et un certain
nombre de traits communs aux Européens qui aurait rendu leur assimilation
réussie. Sa vision caricaturale de l'histoire religieuse de l'Afrique du Nord
selon laquelle tous les Berbères auraient adhéré à la religion chrétienne à
l'époque romaine laissait supposer, selon lui, tout un fond de traditions et de
pratiques chrétiennes qui ne demandaient qu'à resurgir. Des travaux
statistiques, publiés dans les années 1860 et qui firent longtemps autorité,
viennent renforcer cette thèse5.
On estimait que l'Algérie comptait 1200 000 Berbères arabophones, 1000 000 de
Berbères berbérophones et 500000 Arabes. Les Berbères étant le nombre et les
Arabes la minorité. Longtemps, la Kabylie a porté ses espoirs les plus grands
car il s'agissait de montrer à la France, que «ces anciens chrétiens»
montraient les dispositions les plus favorables à un retour au christianisme.
La Kabylie a été considérée comme la région d'expérimentation prototypique de
l'apostolat catholique.
1.Charles
Lavigerie [1825-1895], archevêque d'Alger et de Carthage,
cardinal de l'Eglise romaine et conseiller du pape Léon XIII. Fondateur de la
Congrégation des Missionnaires d'Afrique, il est l'initiateur d'une campagne
anti-esclavagiste menée dans les pays du Sahel puis en Afrique centrale.
2.Tribunal
ecclésiastique siégeant à Rome. Il y fut nommé par Napoléon III.
3.Cité par le Père Cussac dans Un géant de l'apostolat, le cardinal
Lavigerie, Librairie Missionnaire, 1940, Paris, page 29.
4.Nom attribué pour désigner la couleur blanche de l'uniforme des
missionnaires.
5.A.Warnier, L'Algérie devant l'empereur, Challamel-Aîné, 1865.
Et les conversions ont commencé quelques
années à peine après la fondation du premier poste missionnaire à Taguemount
Azouz en 1873 pour se poursuivre jusqu'en 1920. À partir de cette date, les
familles chrétiennes sont solidement constituées, stabilisées et très peu de
conversions nouvelles d'adultes se célèbrent. Ce groupe de Kabyles chrétiens
est marqué, dans sa temporalité, par un processus migratoire précoce. Dès les années 1920, et pour certaines au
cours de la décennie précédente, les familles émigrent, dans un premier temps à
Alger et dans les grandes villes algériennes puis en Tunisie; et dans un second
temps [années 1950-1960]
vers la France. Il semblerait que, dès les premières conversions, cette
émigration ait été inévitable. Instruits, diplômés, encadrés par les
missionnaires, les Kabyles chrétiens ont très tôt formé une élite sociale et
professionnelle1. Une
ascension sociale spectaculaire dans un cadre aussi pauvre et rural que celui
de la société kabyle, mais également une déconnexion tout aussi rapide avec le
milieu d'origine. La conversion ayant été probablement le facteur déterminant à
leur émergence dans la société kabyle [car
la réussite a été facilitée par un cadre scolaire missionnaire performant] mais également facteur d'exil et de déracinement.
Jean Amrouche, le Kabyle chrétien le plus célèbre sans doute, a remarquablement
montré la douleur de cet exil et le malaise identitaire ressenti surtout par
les deux premières générations 2.
La communauté kabyle chrétienne, dispersée - dans sa très grande majorité de
nos jours - en France, est certes un épiphénomène de l'histoire coloniale. Mais
l'occultation qui l'a accompagnée et le silence pesant qui l'ont entourée ont
contribué à alimenter des représentations fantasmagoriques sur l'histoire de la
Kabylie, de part et d'autre de la Méditerranée. Surévaluée ou «oubliée», la
réalité historique des chrétiens de Kabylie navigue dans une interface opaque
qui jouxte deux mondes : d'une part, celui des colons, des missionnaires et de
la France, d'autre part, celui d'une Algérie colonisée, complexe et mal connue.
La conversion au christianisme puis la naturalisation française a rendu leur
statut encore plus incertain 3
et les a stigmatisés dans des représentations souvent infamantes. L'identité
des Kabyles chrétiens se refuse à toute catégorisation tranchée car à
l'exception de quelques convertis qui ont opté de façon franche pour un mode de
vie radicalement opposé à celui de leur milieu d'origine, l'écrasante majorité
est attachée à sa région d'origine et à tout le code culturel qui la soutient.
Les adhérences sont très fortes et l'exil est ressenti, souvent, comme un drame
personnel et existentiel. Chrétiens mais profondément attachés à leur identité
kabyle, leurs descendants continuent, aujourd'hui, à chercher leurs racines.
L'objectif de cet ouvrage est de reconstituer les étapes historiques et les
modalités sociologiques qui ont permis la constitution de cette communauté.
Croisant les éléments apportés par les archives missionnaires de la société des
Pères Blancs, les archives de l'archevêché d'Alger et les témoignages [et récits de vie] des
descendants des convertis, il tente de comprendre la [ou les]
réalité[s] identitaire[s] de ce
christianisme kabyle. Dans les entretiens, c'est la deuxième génération de
convertis qui est ciblée [1910-1920] et parfois encore en vie; celle qui a vécu en Kabylie
et qui a connu les premiers départs vers les grandes villes tunisiennes et
algériennes puis l'exil vers la France. Il donne la parole à 10 familles
kabyles chrétiennes, témoins et produits d'une société traditionnelle violentée
par la colonisation. Etres hybrides, souvent représentatifs d'une certaine
réussite sociale et professionnelle mais condamnés à un «suicide social» en
Algérie, les Kabyles chrétiens ont été, un moment donné, considérés par les
missionnaires comme le noyau d'espoir d'une élite indigène francophile acquise
aux valeurs de l'assimilation et qui auraient sans doute contribué, dans
l'Algérie indépendante, à une identité nationale plurielle. Fruit au goût amer
d'une conjonction historique [colonisation
et évangélisation] Jean Amrouche en
parlant de lui disait: «Je suis un hybride culturel. Les hybrides culturels
sont des monstres. Des monstres très intéressants mais des monstres sans
avenir. [...] Pourquoi? Parce que l'avenir
va se faire à partir d'un passé qui va être ressaisi, récupéré et que nous ne
savons pas ce que donnera la projection de ce passé dans l'avenir»4. Tout au long de ce travail, nous
analyserons les rapports très étroits qui existent entre le mythe kabyle et le
christianisme en Kabylie. Il s'agit, bien entendu d'aborder le christianisme
contemporain; celui qui a été exporté avec la colonisation et projeté en région
berbère. Le christianisme antique de l'Afrique du Nord n'a rien à voir avec
celui que nous
1 .Sollicités
par ailleurs, pour certains et plus tard, comme cadres du pouvoir par l'Algérie
indépendante.
2 .Jean
Amrouche, L'éternel jughurta et Notes pour états d'âme du colonisé, in L'Arche,
février 1946.
3 .Dans un rapport de police qui relatait les activités d'un
groupe indépendantiste, on avait créé une catégorie informelle intitulée
musulmans chrétiens pour désigner les Kabyles convertis ou issus de familles
converties.
4 .Jean
Amrouche, L'éternel Jughurta, page 134.
aborderons ici. Et il n'y a aucune relation
entre les conversions déclarées de la fin du XIXe siècle suite à
l'action missionnaire et celles du IIe et IIIe siècle
après Jésus-Christ, consécutives à la romanisation et la christianisation. Par
contre, ce christianisme missionnaire développe des adhérences très étroites
avec l'idéologie du mythe kabyle. Il en est à la fois le produit et,
réciproquement, il a contribué à l'alimenter. Il est important de souligner
cette étroite corrélation, car elle est à l'origine des représentations les
plus délirantes et les plus déréglées sur les convertis et sur l'histoire de la
Kabylie, en général. On ne peut pas comprendre cette histoire des conversions
sans prendre en considération la trame sous-jacente du mythe que les
missionnaires se sont appropriés pour en faire la grille de lecture et
d'analyse de la société kabyle.
Introduction aux sources et aux études
missionnaires.
Approche méthodologique
des conversions en pays
musulman à l'époque
coloniale
Entreprendre une histoire sociale de la
conversion dans un contexte colonial, c'est également affronter les
catégorisations, les non-dits, les identités mal ou indéfinies et/ou mal vécues
et les stigmatisations. Comme nous l'avons déjà dit, les chrétiens de Kabylie
ont été relégués dans le silence ou dans le registre de l'épiphénomène
historique. Pas une seule fois, ils n'ont fait l'objet d'un travail de
recherche dans un champ disciplinaire constitué. Leur faible importance
démographique a souvent servi d'argument pour justifier ce non-intérêt.
Pourtant, à y regarder de plus près, l'étude de la conversion en milieu berbère
soulève tous les fantasmes et les nœuds névrotiques d'une histoire coloniale.
Les rapports à une société, à une région, à une histoire du Maghreb en
ressortent exacerbés, altérés dans des projections d'assimilation, de
domination et de soumission.Dans un idéal colonial et chrétien, partagé par
quelques-uns seulement, la Kabylie devient le pendant fantasmé d'une France
sublimée. Les Kabyles chrétiens apparaissent, ainsi, comme les assimilés
idéaux. Idéaux par la conversion, la naturalisation et l'accès à la culture
française passée par le filtre de l'évangélisation. Des Français idéaux, en
quelque sorte, mais que leur indigénat protège des bouleversements que la
société française a eu à connaître dans ce dernier tiers du XIXe
siècle. Le Kabyle, bon chrétien comme il y aurait eu le bon sauvage authentique
au XVIIle siècle. Un bon chrétien qu'il faut préserver de toutes les
attitudes impies, mécréantes voire athées que la Troisième République charrie
avec elle. C'est tout un imaginaire de l'évangélisation mais également de la
colonisation épuré de toutes les altérations supposées que cette fin de siècle
impose. Une fin de siècle ressentie comme une période de rupture des équilibres
traditionnels où les repères proposés par l'Eglise catholique se diluent ou
sont entièrement remis en cause1.
Celle-ci étant accusée d'être en complet décalage avec les mutations sociales
et politiques nées de l'industrialisation et du développement du mouvement
républicain, mais surtout d'être mise au ban des pensées comme le scientisme,
l'évolutionnisme, le marxisme qui révolutio- nnent les approches théoriques du
monde. En tant que région berbère, avec tous les particularismes culturels et
linguistiques qui s'y rattachent, la Kabylie a eu à subir les assauts d'une
politique fantasmée d'assimilation avec pour unique argumentaire l'arsenal du
mythe berbère. Un outillage idéologique élaboré de bric et de broc ou les
connaissances scientifiques côtoient les éléments les plus irrationnels et où
les idéaux généreux fusionnent avec les approches les plus racistes. Si
aberrant qu'il soit, le mythe berbère a connu des applications directes en
Kabvlie avec des réussites plus ou moins heureuses. Les missionnaires ne sont
pas les seuls dépositaires de ce prêt à penser; tout l'esprit colonial en est
imprégné. Si les autorités coloniales militaires et administratives, par
pragmatisme politique, ont souvent adopté une position de réserve, les
congrégations religieuses ont intégré le principe d'une évangélisation, sur une
vaste échelle, en milieu berbère. On touche là à l'idée largement suggérée ou
sous-entendue que les Berbères, convertis, il y a de cela des siècles, à
l'islam par la force ou l'intérêt, n'opposeraient qu'une faible résistance à
une autre conversion. Dans le discours missionnaire, la Kabylie est abordée
comme un univers d'islamisés et non de musulmans et toute la différence et
l'intérêt sont là. Et même si, militaires, administrateurs civils et
missionnaires constatent des attitudes de ferveur religieuse voire de fanatisme
et de sectarisme, on les mettra souvent sur le compte de l'ignorance et de
l'archaïsme de la société kabyle.
1.D'ailleurs, dans ce contexte de mutations, Lavigerie publie trois textes
dans lesquels il développe son point de vue sur les questions du matérialisme
en 1876, de l'athéisme contemporain en 1877 et du socialisme athée en 1879
suite à la deuxième encyclique de Léon XIII.
Cette approche évangélisatrice et
colonisatrice aura des conséquences à long terme sur l'histoire religieuse et
politique de la Kabylie. Elle pèsera de tout son poids [notamment pour la période de la lutte indépendantiste
et post-indépendante de l'Algérie]
comme une source insidieuse de méfiance sur les Kabyles qui auront à justifier
de leur islamité et de leur résistance à l'action missionnaire. Alors que
celle-ci n'a concerné qu'une poignée d'entre eux. Quant aux Kabyles qui se sont
convertis, ils n'ont plus qu'à assumer. Taos Amrouche, fille d'une convertie
l'exprime simplement : «Et yemma [il
s'agit de sa mère, Fadhma Amrouche] ne
répondait pas. Pouvait-elle déclarer que tout suivrait inexorablement son
cours? Que le christianisme nous avait arrachés à notre terre pour nous jeter
dans l'aventure? Pouvait-elle avouer à l'aïeule qu'à tout prendre, mieux valait
souffrir de la solitude en exil, que se sentir exilé dans son propre pays?
Endurer l'incompréhension des étrangers passe, mais endurer celle de ses
frères, quoi de plus cruel ?1»
La pratique du silence et de l'autocensure des convertis eux-mêmes est
suffisamment explicite du sentiment de l'embarras et de l'incommodité de leur
histoire. Pourtant,
la conversion en pays musulman n'est pas quelque chose d'exceptionnel. Elle se
constate d'ailleurs dans les deux sens: Chrétien / musulman et
musulman/chrétien; même si ce deuxième cas de figure est beaucoup moins
fréquent. L'espace méditerranéen est un espace particulièrement privilégié
d'études et d'analyse des identités religieuses et culturelles tant les
frontières ont été changeantes et les critères d'appartenance, à tel ou tel
groupe, ont été fluctuants. Depuis le début de son histoire, la religion
musulmane a montré de grandes capacités à intégrer de nouveaux venus issus de
conversions diverses. Contrairement au judaïsme et au christianisme, les
conditions d'adhésion à l'islam sont simples et accessibles et les cas de
conversion sont nombreux; du Moyen Âge à la période contemporaine. Ce phénomène
fréquent a suscité de nombreux travaux 2
et l'émergence de grandes personnalités retenues par l'histoire 3. L'empire ottoman, d'Istanbul à la
Régence d'Alger, a tiré par ailleurs un grand profit des conversions à l'Islam.
Qu'ils soient commerçants, voyageurs, captifs, forçats évadés, les renégats
arrivent avec des compétences techniques, intellectuelles, militaires
réinjectées dans la société ottomane. Et celle-ci offre parfois pour certains
d'entre eux, et en échange de leurs services, des fonctions importantes dans
l'armée ou l'administration 4.
Mais il est également vrai que les cas de conversion à une autre religion que
l'islam sont rarissimes et expliquent l'absence d'intérêt ou l'indifférence
totale aux quelques milliers de cas de conversion au christianisme qui ont
parcouru le Maghreb, notamment à la période coloniale 5. Les conversions de l'islam au
christianisme, qui ont retenu l'attention des chercheurs sont surtout celles
extraites de l'exemple indonésien où deux à trois millions d'indonésiens ont
adhéré au christianisme entre 1965 et 1970. Ce phénomène de grande ampleur qui
a eu lieu dans un contexte politique de guerre froide et suite au grand
massacre de plusieurs dizaines de milliers de communistes à la fin de l'année
1965 méritait d'être étudié et analysé; par sa temporalité très contemporaine
et par ses spécificités politiques. L'exemple pakistanais, moins dramatique
mais cependant réellement problématique, posait également, aux chercheurs, la
question de la minorité confessionnelle et de la gestion de la pluralité
religieuse dans un pays musulman et fondamentaliste. Finalement les exemples
des quelques milliers de conversions présents dans d'autres régions du monde
musulman apparaissent insignifiants et sans importance. Alors pourquoi cet
impensé si lourd lorsqu'il
1 .
Marguerite Taos Amrouche, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960, page
31.
2 .Audisio
G., 1996, Bennassar B. et L., 1989, Demonceaux P., 1983, Veinstein G., 1996.
3 .On pense
aux conversions spectaculaires du pasteur Adam Neuser, originaire de Heidelberg
au XVIe siècle et du prêtre espagnol Turmeda au XIVe siècle, à celles du
vénitien Hassan Pacha dans la Régence d'Alger, d'Isabelle Eberhart...
4 .Bennassar
B. et L., Les Chrétiens d'Allah. L'histoire extraordinaire des renégats, XVIe-XVIIe
siècles, Perrin, Paris, 1989.
5 .Néanmoins,
quelques ouvrages sur la question existent: J.M. Gaudeul, Appelés par le
Christ, ils viennent de l'Islam, Editions du Cerf, 1991, Paris, Muhammad
Rasjidi, «The role of christian mission; the indonesian experience» in
International Review of mission, n° 26, 1976, A.T Willis Jr, Indonesian
Revival, Why two million came to the Christ, Carey Library, Pasadena,
Etats-Unis, 1977, Aldeeb Abu-Sahlieh, «Liberté religieuse et apostasie dans
l'islam», in Praxis juridique et religion, 1986.
s'agit d'aborder l'histoire des conversions
en Kabylie? Et pourquoi ces outrances d'interprétation qui oscillent entre la
négation radicale de la conversion et les chiffres délirants du nombre de
convertis ? L'interaction entre christianisme et colonisation est, sans aucun
doute, à la source de ces malentendus et de ces incompréhensions. Comment
percevoir les convertis? Doublement colonisés par la christianisation et donc
doublement stigmatisés en devenant la marge de la marge? Ou alors optant pour
la conversion, ils se rangent du côté des dominants et par là même font preuve
d'infidélité? Franchir les frontières, accélérer un processus d'intégration
voire d'assimilation à un modèle dominant [en l'occurrence,
le modèle français et colonial] mais ce même processus les
fait entrer dans un autre constitué d'exclusion et de stigmatisation. De la
même façon, comment présenter et comprendre toutes les stratégies qui
accompagnent la conversion? L'intérêt matériel, les compromis, les
transactions, les accommodements, les vraies fausses adhésions au christianisme
? De quelle façon, la conversion a-t-elle déplacé la frontière culturelle et
identitaire des Kabyles chrétiens? Dans quel autre univers les a-t-elle plongés?
On pourrait supposer que cet acte les a privés de leurs liens familiaux et
sociaux et de leur identité traditionnelle mais la réalité renvoie à autre
chose. Car les convertis demeurent insérés dans un maillage familial et social
très serré; un maillage d'adhérences puissantes constituées par les alliances
matrimoniales, les solidarités lignagères et le sentiment d'appartenance à la
tribu qui forment l'identité de l'individu et cela, malgré l'abandon de la foi
d'origine. Mais la conversion associée
par la suite à la naturalisation suppose un double reniement: celle de la
religion d'origine et celle de son appartenance nationale1 Ce double reniement fait qu'un seul
terme désigne le converti et le naturalisé : m'tourni2 même si les deux états ne sont
d'ailleurs pas toujours conjugués3.
Ce terme, au sens péjoratif très fort, ne laisse aucune ambiguïté quant à la
qualification de ceux qui ont adopté l'un ou l'autre état et a fortiori de ceux
qui conjuguent les deux. Ce terme qui équivaut à celui de renégat est assimilé
implicitement à celui de traître. Revendiquer, dans ce cas, un positionnement
de neutralité et d'anonymat relève d'une acrobatie de haute voltige. Au cœur de
l'indignité qui les frappe, les convertis tentent, quand ils le peuvent, d'être
conformes au message évangélique colonial qui fait d'eux des passeurs de
frontières et des messagers universels. Leur stigmate devient alors un emblème.
Ou alors, plus rarement, ils tentent de reconnaître qu'ils sont le produit
d'une manipulation idéologique liée à un contexte colonial spécifique. Dans la
majorité des cas, ils se taisent et se replient dans un silence désenchanté.
Leur stigmatisation se durcit lorsque les réalités historiques les malmènent
par des représentations dévalorisantes liées aux conditions de leur conversion [la misère, la maladie, l'éclatement de la société
kabyle après 1871...] et surtout à la
guerre d'Algérie. Celle-ci, et les engagements qu'elle suppose, cristallise
toutes les ambiguïtés et les indéterminations projetées sur les convertis. A
l'exception de quelques uns qui se sont ouvertement déclarés pour le combat
indépendantiste, la grande majorité d'entre eux a adopté une position de
réserve et de prudence. L'année 1954 fait éclater le modus vivendi dans lequel
ils avaient trouvé, à peu près, des formes d'accommodement et un certain
anonymat dans les villes où ils étaient installés; car elle exigeait d'eux, et
encore plus que pour les autres, des prises de position sans appel. Car comment
peut-on continuer à s'affirmer Algérien lorsqu'on est chrétien et naturalisé
français? La guerre d'Algérie révèle tous les paradoxes et toutes les
incompatibilités liés à un statut condamné et blâmé. L'histoire de l'action
missionnaire en Kabylie et celle de la conversion au catholicisme ne peuvent
être abordées sans ces éclairages multiples. Elles renvoient à de nombreux
paramètres qui, conjugués à l'analyse historique, proposent une interprétation
dense et complexe de ces faits. Car les représentations idéologisées, et passionnelles, les projections fantasmées et
l'absence de distance critique stigmatisent cette histoire en la rendant
insensée et inaccessible. La documentation de cette histoire de conversion est
riche du côté missionnaire. Les informations sont nombreuses, les archives
abondantes4 et l'écrit est
dominant. Du côté des convertis, la parole est rare est l'écrit
quasiinexistant, l'information est ainsi fragmentaire et partielle.
1 .Même si ce terme utilisé en situation de domination coloniale n'est pas
vraiment pertinent. On l'entend comme l'attachement à l'identité et l'histoire
d'un territoire.
2 .Arabisation du verbe tourner; littéralement, «celui qui a tourné».
3 .Si on constate que dans la très grande majorité des cas, la conversion
s'accompagne de la naturalisation, des milliers de naturalisés ne sont pas
forcément des convertis.
4 . Le témoignage le plus explicite et le plus intime est celui de Fadhma
Amrouche, Histoire de ma vie, Maspero, 1968.
Pour ceux qui connaissent l'Algérie et qui y ont vécu,
chacun peut prétendre avoir connu un converti, parfois sa famille, plus
rarement son histoire. Cette discrétion se retrouve dans les entretiens où la
parole est parfois hésitante, les souvenirs rarement valorisés. Le ton qui y
domine est souvent modéré, parfois politiquement correct, notamment chez les
hommes. La distance chronologique prend le pas sur l'émotion et les souvenirs
bruts. La parole est souvent pesée, les sentiments estompés voire gommés. Dans
les entretiens menés avec des femmes, la tonalité est quelque peu différente;
l'univers qu'elles retracent est plus prosaïque, les difficultés visibles et
l'émotion est souvent présente. Lorsque les couples ont été interviewés
séparément, les propos que j'ai eu à recueillir, s'ils se regroupent sur des
thématiques communes [le mariage, les
naissances, les départs, certaines difficultés] s'opposent sur les détails, les anecdotes et les souvenirs. Ces sources
orales ont posé des difficultés méthodologiques redoutables. Entre laisser la
parole libre, sans questions codifiées et mener un entretien avec un
questionnaire directif, les résultats se sont révélées souvent peu gratifiants.
Dans la majeure partie des entretiens, apparaît l'extrême difficulté d'aborder
la conversion proprement dite. Car l'aborder directement est trop souvent
ressenti comme une agression voire un jugement. Ne pas l'évoquer autorise
souvent les interviewés à la court-circuiter dans leur discours. Entre la
banalisation de la conversion évoquée rapidement au détour d'un récit et
l'occultation de celle-ci, les non-dits deviennent la logique récurrente de la
trame narrative. L'introversion des convertis et de leurs descendants directs
accentue la stigmatisation de leur statut et de leur histoire. Nous verrons à
quel point les modalités si particulières de la conversion des premiers Kabyles
chrétiens pèsent lourdement sur leur mémoire et orientent leur silence. Alors
chercher dans la parole et dans le témoignage ce qui relève de la réalité
historique devient une démarche malaisée, délicate et souvent ingrate; une
intrusion dans un univers soigneusement préservé et calfeutré où les mots
recouvrent souvent autre chose. Les archives missionnaires ne présentent pas
cette difficulté. Concentrées à Rome, à la maison généralice des Missionnaires
d'Afrique et à l'archevêché d'Alger, elles sont importantes par la période
chronologique qu'elles couvrent et pour toutes les régions d'Algérie qu'elles
décrivent. Les archives présentées qui vont suivre sont celles qui ont été
consultées dans leur totalité et qui ont permis l'élaboration de ce travail.
Les registres de catholicité ou liber status animarum sont l'équivalent d'un
registre paroissial. Ce sont des registres composés de fiches familiales où
sont mentionnés les noms des conjoints, des parents respectifs, les dates et
lieux de naissance1, les
dates de baptême et de confirmation, les modes de Mariage2, le nombre d'enfants avec les détails
concernant leur scolarité, leur formation ou leurs alliances matrimoniales.
D'autres remarques plus générales se rajoutent aux indications strictement
démographiques. Les missionnaires notaient toutes les informations, quand elles
leur étaient accessibles, concernant
l'histoire de la famille : les déména- gements, les changements de profession du
père, les mariages et les décès de parents ou d'enfants avec souvent la mention
des causes de la mort. Ces registres dont la tenue et l'intérêt diffèrent d'une
paroisse à une autre3
tiennent également la liste des aspirants catéchumènes, des baptêmes célébrés
et des noms des familles converties au christianisme. C'est donc une matière de
travail d'une rare importance et d'une richesse anthropologique exceptionnelle
qui permet à l'observateur de saisir dans toute sa complexité le phénomène de
la conversion en terre musulmane. Les registres de baptêmes sont le complément
obligatoire mais surtout officiel des registres de catholicité; ils devaient
être tenus très soigneu- sement de façon à pouvoir être présentés à l'autorité
diocésaine quand elle en faisait la demande4.
Les registres de baptêmes in articulo mortis sont les catalogues de baptêmes
d'enfants ou d'adultes à l'article de la mort. Ils enregistrent l'âge des
malades, les causes de leur décès, leur nom de baptême et leur nom de naissance
et parfois les lieux de résidence et les tribus dont ils sont originaires. Ces
registres proposent un tableau saisissant de l'état sanitaire et médical de la
population kabyle et une lecture socio-démographique d'une période qui s'étend
de [1873 à 1945.]
1 .Les lieux de naissance sont très souvent indiqués contrairement aux
dates de naissance ciel prErniess convertis qui n'apparaissent
qu'épisodiquement sauf pour les enfants de convertis.
2 .Apparaissent souvent les mentions de mariage légitime, c'est-à-dire
catholique devant le prêtre et illégitime ou dans l'infidélité ou encore en
concubinage pour désigner les unions étzèiies sur le mode traditionnel
musulman.
3 .Ainsi les registres de catholicité de la paroisse des Ouadhias dite
«Notre-dame des Sept Douleurs» sont plus riches en informations et plus réguliers
dans le temps que ceux tenus dans les paroisses des Ath-Yenni ou des
Aït-Menguellet.
4 .L'ensemble des actes de baptême est aujourd'hui conservé à l'archevêché
d'Alger.
Le chercheur ne peut qu'être dérouté devant
l'importance quantitative de ces baptêmes. Car il s'agit de milliers d'actes
concernant des individus musulmans issus de familles non converties. Il s'agit
donc d'interpréter les sens de cette pratique aussi bien du côté desb missionnaires
que du côté des familles kabyles. Les diaires sont les rapports quotidiens
obligatoirement rédigés par les missionnaires rendant compte, au jour le jour,
de leurs activités et des occupations de la mission. Ces rapports fourmillent
de détails, d'anecdotes et d'éléments d'informations à la fois sur la vie des
missionnaires mais surtout sur l'univers des individus et des familles qui
gravitent autour de la mission. C'est le compte-rendu du détail le plus anodin [les tuiles du toit de la chapelle sont tombées dans la
nuit suite à un violent orage] à
l'incident plus dramatique [une épidémie de
typhus] qui redonne à la réalité sociale et historique sa
sensibilité et son intensité. Nous avons là tout un monde à reconstituer, avec
ses spécificités, son quotidien, ses querelles et ses difficultés. Au-delà du
regard posé et des jugements prononcés par les religieux, c'est la réalité
sociale et économique de la Kabylie de l'extrême fin du XIXe siècle et du
siècle naissant qui se révèle à nous dans toute sa complexité et sa densité.
Nous pouvons retrouver ainsi, dans ces diaires, des pans entiers de l'existence
de certains individus ou de familles qui permettent d'évoquer des réalités
historiques et sociales très concrètes. Les cahiers de visites et les cahiers
de conseils sont rédigés par les supérieurs hiérarchiques en visite
d'inspection dans les postes missionnaires. Ces documents nous permettent de
saisir la vision et les enjeux de l'action missionnaire par la hiérarchie de la
congrégation. Ces cahiers rappellent très fréquemment les instructions de
Lavigerie et soulignent systématiquement les manquements à la règle de la
communauté, les dysfonctionnements, les problèmes de comptabilité. Les
supérieurs encouragent ou admonestent, verbalisent, en quelque sorte, par le
biais du cahier toutes les défaillances à la discipline missionnaire.
L'activité des Pères Blancs demeure étroitement surveillée par une hiérarchie
très soucieuse de la stricte observance des règles de la congrégation. Les
visites d'inspection, très régulières, étaient à l'affût des moindres
dysfonctionnements ais surtout permettaient de vérifier si les instructions de
Lavigerie étaient respectées. Le cahier de visite est un véritable
procès-verbal tenu par le supérieur. La lecture de ces cahiers permet de
mesurer un écart qui ne cessera de se creuser entre les missionnaires
confrontés à un terrain difficile et âpre et une hiérarchie qui ne cesse de les
pousser à des résultats en matière de scolarisation et d'évangélisation1. Les chroniques trimestrielles [de 1878 à 1903]
suivies des rapports annuels tenus par le supérieur de la mission, [et à partir des diaires] résument les activités année après année des
missionnaires et poste par poste. Ils permettent de sortir des détails parfois
fastidieux des diaires et proposent une approche plus synthétique des actions
de mission. Elles sont complétées par les chroniques des Pères Blancs [sources imprimées]qui regroupent les lettres, diaires et rapports sur l'histoire de l'Eglise
d'Algérie et des régions dans lesquelles ils se sont installés. Les archives de
l'Archevêché d'Alger sont également riches en documentation Les certificats de
baptême, de mariage et de sépulture y sont déposés et diverses correspondances
sont accessibles. Ils permettent d'élaborer une étude quantitative sérieuse et
fiable de l'ensemble des convertis en Kabylie et de proposer une analyse
statistique synthétique. Cette matière archivistique et documentaire brute est
complétée par les textes doctrinaux manuscrits, dactylographiés et parfois
publiés de la congrégation. Ainsi les textes et discours du cardinal Lavigerie,
les documents de référence comme La conférence de Bou Nouh de 1937, les
directives catéchiques du cardinal Lavigerie à ses missionnaires d'Afrique, ou
Le catéchisme édité en 1905. Le décalage èst donc, ainsi, considérable entre la
parole missionnaire et celle des convertis. D'un côté, une documentation
classée, organisée, accessible au grand public où les éléments les plus divers
sont archivés. Car la Congrégation des Missionnaires d'Afrique joue, depuis de
nombreuses années, la carte de la transparence, en informatisant toutes ses
données documentaires et archivistiques. De l'autre côté, la rareté et la
circonspection de la parole des convertis et de leurs descendants dont la
documentation se réduit à quelques effets personnels [photos, papiers d'identité et quelques actes
administratifs]. Les récits de vie, écoutés,
transcrits, soumis à une analyse rigoureuse sont les seules matrices dont nous
disposons. Et elles sont fragiles car soumises à l'altération du temps et aux
sérieux verrous d'une mémoire qui s'interdit l'explicitation de certains
souvenirs. Ce gigantesque écart pose de réelles difficultés méthodologiques
dans la mesure où la documentation
1.Bien que le grand rêve de Lavigerie de voir toute la Kabylie retrouver
la religion de ses ancêtres s'atténue progressivement jusqu'à ne plus faire
partie des discours et des actions missionnaires à partir de la fin des années
1930.
missionnaire est fixée à jamais et
dominante; sa densité et sa richesse en font presque naturellement une alliée
sûre et une source de renseignements dont l'authenticité ne permettrait, a
priori, aucun doute. Mais pourtant, elle n'offre qu'un aspect de la réalité et elle
n'est que le produit d'une pensée et d'un regard orientés. Les missionnaires
ont produit leurs propres archives. Leur transcription de la réalité sociale,
leur écriture, le vocabulaire utilisé ont certainement une charge plus forte à
l'écrit mais ils ne doivent pas masquer leur partialité. L'analyse de leurs
archives ne doit pas faire oublier le caractère exogène des religieux en région
berbère. La perception qu'ils avaient de la misère, de la parenté kabyle, de
l'islam est sujette à caution et doit être soumise au filtre de l'analyse. Les
missionnaires sont également victimes de la pensée unique colonialiste et
évangélisatrice et la fiabilité de leurs informations est à remettre en
question. L'interaction entre les deux sources d'informations n'est donc pas
toujours possible et elle présente surtout un déséquilibre dont il faudra tenir
compte dans la lecture de cet ouvrage. Entre la parole du converti, fluctuante
et hésitante et celle du missionnaire, nous nous glissons dans des mémoires
dont les chemins sinueux 1 nous
mènent à la fois au coeur de l'histoire de l'apostolat catholique colonial et
au cœur de l'histoire sociale des conversions. Entreprendre l'étude des
conversions au christianisme dans l'Algérie coloniale, c'est avant tout écrire
l'histoire d'hommes et de femmes silencieux ou qui n'offrent, à l'historien,
que quelques bribes de leur existence. Outre le silence de ces acteurs, les
représentations dominantes de minorité honteuse qui les ont marqués ont
perverti l'approche scientifique. Leur faible nombre et leur dispersion les ont
définitivement éloignés des champs disciplinaires et des intérêts
scientifiques. La réticence des chercheurs, devant un tel objet de travail, est
souvent justifiée par son caractère sensible, délicat ou passionnel. La projection
des peurs, des tabous voire des fantasmes2
a limité les possibilités d'approche rigoureuse. La force de l'idéologie
arabo-musulmane de l'Etat algérien a censuré les esprits les plus curieux.
Pire, elle a fait en sorte que les individus s'autocensurent en veillant à ne
pas évoquer des thématiques politiquement incorrectes. La conversion au
christianisme, dans l'Algérie, est considérée arrime une mésaventure
malheureuse, une scorie de l'histoire coloniale qu'il faut absolument oublier.
La curiosité ainsi refoulée, et l'objet de travail verrouillé, les convertis
sont parqués aux marges d'une histoire nationale réécrite. Une soumission
révérencieuse s'établit occultant tout ce qui peut lézarder une identité
nationale reconstruite contre la France et sa trop longue présence. Individus
hors normes, encombrants par leurs adhérences trop visibles aux pratiques
d'assimilation coloniale, on veut les oublier. Sommés au silence par un Etat
monolithique, peu attractifs pour les chercheurs, ils s'éteignent progressivement
de la mémoire collective. Ainsi disparaissent des pans entiers de la réalité
historique au profit d'une réécriture lisse et sans histoires. Dans ce silence
têtu et dans ces formes d'indifférence élaborée, le verrouillage se répercute
jusque dans le champ scientifique. Celui-ci a intégré la politisation et la
sensibilité du terrain berbère dont la scientificité demeure illégitime. Car
longtemps, la référence berbère a été considérée comme une manipulation, sinon
une invention de la colonisation relayée, par la suite, par des nostalgiques de
la France coloniale3. La
référence exclusive de la civilisation arabo-musulmane, dans le discours
algérien post-indépendant, a stigmatisé, pendant de longues années, ceux qui
travaillaient sur le champ berbère en les accusant de francophilie et
d'antinationalisme. Cette méfiance, ces soupçons et le poids idéologique du
discours nationaliste ont donné aux études berbères des relents sulfureux,
quasi-hérétiques, dans une Algérie post-indépendante brandissant une identité
fondée exclusivement sur l'arabité et l'islamité. La berbérité des convertis a
certainement participé au musellement de leur histoire dans l'histoire
nationale officielle. Doublement condamnés par leur berbérité et leur
catholicité, ils deviennent, pour l'idéologie d'Etat, la preuve manifeste de la
justesse de ses accusations.
1 .Henri Derroite et Claude Soetens, La mémoire missionnaire. Les chemins
sinueux de l'inculturation, Editions Lumen Vitae, collection Théologies
Pratiques, 1999.
2 .Que penser de certaines réflexions émanant de milieux académiques
français: «nous savions que les Kabyles ont été fortement christianisés sous la
colonisation, de là à y travailler...»?
3 . Ce dat est déjà lancé, dès le début de la colonisation; il sera repris
par l'Algérie post-indépendante.
La colonisation de la Kabylie:
un terrain
d'expérimentations
Colonisation
et évangélisation en Algérie
La conquête de l'Algérie a attiré, dès ses
débuts, l'attention et l'intérêt des milieux pontificaux. Rome s'étant toujours
considérée comme l'héritière de l'Eglise d'Afrique antique, elle a très tôt
affirmé des droits historiques sur l'organisation et l'autorité de la future
Eglise d'Algérie. Cette légitimité historique déclarée était également un moyen
politique pour détourner les effets du Concordat signé, par Napoléon Ier,
et disposer d'une liberté de manoeuvre dans l'organisation et l'autorité du
clergé local. Malgré les résistances et les refus du Gouvernement Général, Rome
ne cesse de proposer d'envoyer des représentants de congrégations catholiques
et notamment des Lazaristes. En avançant l'argument qu'ils avaient déjà été
chargés, dans le passé, par Colbert et sous le règne de Louis XIV, de
représenter la France à Alger1.
Les propositions de Rome, considérées comme des tentatives d'ingérence par les
différents gouverneurs généraux, et ses efforts redoublés pour s'imposer sur
place, marqueront, jusqu'à la séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905, la
politique cléricale en Algérie. Avec la création de l'évêché d'Alger en 18382 et la nomination de l'évêque
Antoine-Adolphe Dupuch, [figure cléricale
très controversée et adversaire acharné du général Bugeaud], une succession de congrégations religieuses défile
en Algérie dans les années 18403
pour encadrer une population civile estimée livrée à elle-même et sans
référents religieux. Si l'idée de convertir les musulmans demeure dans l'esprit
du clergé, les conditions de la colonisation et les réalités difficiles du
terrain algérien renvoient les pratiques de l'évangélisation à plus tard et ne
font pas partie des priorités et des urgences du moment. Les quelques rares cas
de conversions [forcées ou payées] obtenues dans l'environnement de Dupuch attirent les
railleries de la population: «[...] il leur [à ses domestiques] promettait 50 francs quand ils se faisaient baptiser. Ces maures, très
pratiques, empochaient l'argent, mais peu de temps après leur évangélisation,
revenaient à l'islam; et leurs femmes trouvaient d'autres revenus en se faisant
inscrire sur le registre des prostituées. Quand on les voyait passer dans les
rues d'Alger, on s'écriait ironiquement
: voilà les converties de Monseigneur !4»
Il faudra attendre la nomination de Charles de Lavigerie en 18675 pour que les projets de conversion
auprès des populations musulmanes retrouvent toute leur actualité et alimentent
des conflits encore plus violents avec les autorités militaires. Celui qui
l'opposera au Général Mac-Mahon6
ira jusqu'à exiger l'arbitrage de Napoléon III. Plus généralement, le conflit a
été constant entre les généraux responsables de la pacification et généralement
anticléricaux et le clergé en place. Il se traduisait notamment par des
réductions sinon des suppressions des subventions officielles accordées aux
œuvres de l'archevêque suivies de recours et d'appels interminables auprès des
chambres gouvernementales. La Kabylie a été, dès la pacification, un terrain
d'expérimentations diverses qui ont généré une spécificité du pays: le type
d'organisation militaire, le régime civil instauré en 1880, la politique
scolaire plus précoce qu'ailleurs, le système juridique basé sur le droit
coutumier...7 Louis
Millot, dans son commentaire de la réforme sur le statut juridique de la femme
kabyle publiée dans L'Afrique française et Renseignements
1 .Marcel Emerit, «La lutte entre les généraux et les prêtres aux débuts
de l'Algérie Française», Revue Africaine, 1960.
2 .Evêché d'Alger érigé par la bulle du 9 août 1838. À l'arrivée de
Dupuch, le diocèse était constitué de trois millions de musulmans, de 25 000
colons et de 60 000 soldats.
3 .Les sœurs de Saint Vincent de Paul, les Jésuites, Les Trappistes, les
Ursulines, Les frères de la Doctrine chrétienne...
4 . Cité par M. Emerit, page 83.
5 .La
nomination de Lavigerie coïncide avec les publications du décret impérial du 3
janvier 1867 et de la bulle pontificale du 25 juillet 1867 qui font de
l'Algérie une province ecclésiastique régulière avec Alger comme métropole et
Oran et Constantine comme évêchés suffragants.
6 .Marcel
Emerit, «Le problème de la conversion des musulmans d'Algérie sous le Second
Empile. Le conflit entre Mac-Mahon et Lavigerie», Revue Historique, 1960, page
223.
7 .À partir
des trois volumes de Hanoteau et Letourneux, ouvrage qui servit de base à la
itistice de paix durant toute la période coloniale. Il faut préciser que le
droit coutumier kabyle, à la manière dont il a été compilé par les deux
auteurs, est une reconstitution historique tel qu'il se présentait à la veille de
la conquête.
caoioniaux de 1931, souligne que, dès sa pacification, la Kabylie a été considérée comme une région pilote dans une expérience à la fois juridique et politique. Il rajoute que c'est la région qui connaît, depuis la fin du XIXe siècle, les mutations les plus importantes : il évoque ainsi notamment la précocité de l'émigration, la scolarisation plus intensive qu'ailleurs et l'émergence d'un groupe local ouvert à la modernité et donc plus rétif à une gérontocratie traditionnelle jugée rétrograde. L'importance de ces mutations laissait donc supposer une résistance légère à d'éventuelles modifications, apportées par les autorités coloniales, de la législation traditionnelle. La Kabylie réunit également des critères objectifs qui font d'elle une région expérimentale [densité de la population, sédentarité traditionnelle, droit coutumier]. Ce qui permet, ainsi, aux yeux des administrateurs une observation rigoureuse de l'application de la réforme ou des réformes et des réactions qu'elle peut, éventuellement, susciter. En cas de réussite ou de faible résistance, des réformes de la même nature seraient envisagées pour d'autres régions d'Algérie.Parmi les multiples projets de réforme proposés, celui de l'amiral De Gueydon qui, dès sa nomination, propose de faire de la Kabylie un département spécifique sur le seul critère linguistique. Une prime spéciale, d'un montant de 300 francs par an, était également accordée aux fonctionnaires désireux d'apprendre le kabyle1. Dans tous les cas, et dès sa soumission, puis son rattachement au territoire civil en 1880, la Kabylie devient le terrain d'expérimentation de projets divers alimentés par des idées bien souvent fantaisistes. D'autant plus que contrairement aux autres régions d'Algérie, il n'y a pas suffisamment de colons sur place pour s'opposer à tous ces projets. La pauvreté agricole et l'absence d'attraction économique de la Kabylie ont peu développé les centres coloniaux dans la région. Le projet de la réforme du statut de la femme kabyle a fait l'objet d'un véritable programme et d'une réelle application sur le terrain. Selon le pur droit coutumier kabyle, la femme ne peut prétendre à aucun droit à l'héritage contrairement à l'obligation coranique de lui laisser une part d'héritage. Cependant, cette jurisprudence coutumière n'est jamais appliquée dans l'absolu et était toujours tempérée par des droits viagers ou successoraux, même très réduits. L'idée que la France et sa mission civilisatrice ont un rôle à jouer dans le développement de la condition féminine est développée par certains juristes. Ces derniers estiment que la législation française trop respectueuse du droit musulman et du droit coutumier contribue à maintenir la condition de la femme kabyle dans des archaïsmes néfastes à toute évolution. L'infériorité morale et juridique de la femme étant un élément incompatible avec une sérieuse évolution de la société notamment dans le projet d'une assimilation réussie. Il faudra attendre les deux décrets de 1930 et de 1931 rédigés par Ferdinand Duchêne pour réformer le statut juridique de la femme kabyle2. Cette réforme est relativement modeste puisqu'elle consiste à assurer quelques droits successoraux 3 mais elle devient la démonstration magistrale que la France est source de développement et de bien et que